« L’habitude du désespoir est plus terrible que le désespoir lui-même ». - Camus
« Saison des ruines », roman écrit sous la forme d’un diptyque, narre, d’une part, la vie en tandem de Michel et de son apprenti Jérémie, et d’autre part, la vie en solo d’une adolescente, Annie. Les deux premiers mènent une existence en apparence plutôt paisible dans les montagnes suisses et la seconde, une existence fangeuse dans les bas-quartiers de Londres. Tout les différencie : leur caractère, leur mode de vie, leur univers géographique, le contexte socio-culturel. Seul point commun : l’atmosphère sombre qui entoure leur quotidien.
Chaque année, Michel abandonne la plaine pour s’installer en montagne : « Il a quitté le village un mois auparavant, abandonnant les frimas, le clocher, le bistrot, sa mansarde, pour aller chez lui, entre les pics et les rochers où, s’il crie, l’écho n’atteint que les choucas, si les vents ne le dispersent pas avant. » La montagne, c’est sa vie, son univers, sa maîtresse, et ce, malgré son imprévisibilité : « La montagne, gamin, c’est une salope. En bas, c’est pire à cause des hommes. Mais la montagne, elle prend, elle avale. Tu lui donnes ta vie, elle te donne son air et puis ses forêts et ses ruisseaux, mais on oublie la caillasse, qu’est si froide et dure. La montagne, mon gars, elle a pas de cœur, tu vois. Moi, elle m’a tout pris. À ton âge, il y a la vie qu’on veut et ensuite il y a la vie qu’on a. [...] La vie, elle prend mais elle rend pas. Comme la montagne. » Rien ne serait plus désastreux pour Michel que d’avoir à quitter son antre et la compagnie de ses vaches…
Parallèlement à la vie que mène Michel au milieu des montagnes, parmi les vaches et le bon air frais, Annie se meut dans les quartiers pourris de Londres. L’Enfer y a élu domicile. Dans son quartier, toutes les filles sont en cloque dès quatorze ans, et cette vie-là, elle n’en veut pas : «Non, Annie ne sera pas ainsi, et encore moins comme sa mère qui, devenue grosse à quatorze ans, a vu en cinq ans son couple mourir pour ensuite passer son temps avec des hommes qu’elle pensait bons malgré les coups, les injures, les viols sur le canapé toujours plus crasseux du salon, au milieu de canettes toujours plus nombreuses, jusqu’à ce que l’hôpital l’ampute de ses ovaires en même temps que de ses illusions et qu’elle revienne dans un foyer resté froid, sale et puant depuis, avec une gamine lui rappelant trop elle-même et le salopard qui l’a foutue dans son utérus. Non, Annie ne sera pas ainsi. Elle a des rêves, mais l’heure n’est pas venue de les réaliser, elle les laisse seulement défiler et les suçote, elle se contente de l’instant, parce qu’il n’y a rien d’autre. »
Broyés par l’existence, les protagonistes se battent pour mouiller l’ancre dans un port meilleur, plus sûr, plus accueillant, mais ils n’y parviennent pas, des vents contraires faisant dériver leur embarcation existentielle vers des lieux sinistres. Bertrand Schmid dépeint une fresque à la Turner où le sombre a remplacé la lumière. Le lecteur est d’emblée happé par la force narrative du récit qui le fait passer par des sentiers escarpés de montagne aux rues sales et couvertes de suie des bas-fonds de Londres. Une belle réussite pour ce premier roman noir.
Valérie DEBIEUX (2016)
(L’Âge d’Homme, août 2016, 164 pages)
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