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  • Photo du rédacteurValérie DEBIEUX

"L'affaire Pavel Stein", Gérald Tenenbaum


Paris, année 2018. Une journaliste expérimentée, Paula Goldmann se remémore une période très particulière de sa vie, celle précédant le tournant du millénaire, fameuse époque où circulaient toutes sortes de prédictions, des catastrophes naturelles en tous genres jusqu’à la fin du monde. Responsable à cette époque de la rubrique web cinéma-théâtre sur J-Médias, qui a pour but « d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire », elle se rend, sans réelle conviction, à la projection privée du dernier film de Pavel Stein, un homme vieillissant, spécialiste de l’absence et du vide, « écrivain, cinéaste, homme de théâtre et de communication », « le Monsieur Mémoire du monde médiatique – la bonne mauvaise conscience du monde occidental tout entier », en résumé un homme à la fois mystérieux et difficile à cerner. Son film, Les Cent Vingt Jours de Sodome, se présente, selon son créateur, comme « une allégorie biblique à la perte des valeurs et à ses liens avec la banalité du mal ». Au sortir du visionnage, Paula Goldmann se sent plutôt proche de Stein, le film n’est certes pas génial, mais il a quelque chose de poignant. La cohorte de lèche-bottes entourant Pavel Stein l’indispose et au milieu du brouhaha, une question jaillit de ses entrailles : « Si vous donnez un visage à l’absence Monsieur Stein, ne prenez-vous pas le risque d’en manquer ?».


La question a atteint sa cible, car quelques jours plus tard, la journaliste, qui, dans l’intervalle, a parcouru la filmographie de Pavel Stein, obtient de ce dernier un rendez-vous dans sa demeure privée. « J’étais là pour comprendre ce qui le motivait, pour appréhender ses conceptions, pour éprouver son projet. Sans la moindre intention de le percer, si peu que ce soit le « mystère Stein », comme l’avait désigné sur double page un grand quotidien du soir dans un supplément « Mémoire, objet du siècle ». Ridicule. Chaque être possède son jardin privé et je préservais trop jalousement le mien pour être tentée d’aller biner dans celui des autres. Quant à considérer la mémoire comme l’objet de ce siècle alors que ce siècle agonisant n’avait précisément fait que réduire tous les sujets, y compris les sujets pensants, à l’état d’objets voilà le genre d’idée qui, déjà à l’époque, me rendait folle de rage. Une rage de l’impuissance face à l’irrésistible dissolution du sens dans le bouillon qu’on nous sert à l’envi en le nommant culture ». Les deux protagonistes, affectés l’un et l’autre par une forme de révolte intérieure, elle au chevet de la mémoire et en charge de sa transmission, lui à la construction d’une œuvre artistique fondée sur le manque et le vide, se laissent alors prendre d’un intérêt réciproque, qui va les entraîner sur un chemin auquel ni l’un ni l’autre ne s’attendaient vraiment.  Celui de l’amour.


Toutefois, Paula Goldmann, pour des motifs qui lui sont propres, refuse d’accompagner Pavel Stein à Londres, mais peu de temps après, elle accepte le billet d’avion aller-retour que Pavel Stein lui a envoyé et sur son insistance, quelque peu intriguée, elle le rejoint à Lhassa, au Tibet, dans un monastère où il effectue une retraite. « La halte et le recul… Il y a forcément un peu de ça. Ici, dans mon cas, la retraite émarge plutôt au mouvement qui signe la défaite. Préserver ce qui peut l’être en prenant acte des énergies en présence, la force de l’être comme sa propre faiblesse […] ». Le lendemain soir, Paula Goldmann quitte le Tibet, les forces chinoises sont en passe de l’envahir ; elle aura appris du maître de l’absence la beauté du présent. Elle n’a, à son retour, plus de nouvelles de Pavel Stein, ce dernier demeure une énigme. « Quoi qu’il en soit, quoi qu’il advienne, je suis certaine de la cohérence de son destin. Sans nul doute avait-il sciemment attendu la répression chinoise face à la résistance passive des lamas, et un souci esthétique, plus que toute autre motivation, l’a-t-il conduit à sceller son aventure individuelle dans un destin collectif ».


Quelque temps plus tard, Paula Goldmann reçoit de la part de Samir, un proche de Pavel Stein, un paquet contenant une trentaine de feuillets, des messages électroniques que celui-ci n’avait pas envoyés. L’histoire ne se clôt ni sur le vide, ni sur l’absence, ni sur le manque. Le mystère se poursuit… avec un épilogue digne d’un nouveau film de Pavel Stein, consacré cette fois-ci à la beauté du présent.


Dans ce roman, Gérald Tenenbaum, professeur et chercheur en mathématiques pures, multiplie la difficulté par deux (nombre premier oblige), d’une part en écrivant ce texte à la première personne et d’autre part, en se glissant dans la peau d’une héroïne. Cet ouvrage comprend bien évidemment d’autres protagonistes, qui, par effet de contraste, mettent en relief le profil psychologique de Paula Goldmann ou encore apportent leur écot aux considérations philosophiques de ce roman. On peut citer notamment, la mère de Paula Goldmann  pour qui, «  si la révolte n’est plus possible, poursuivre la route est inconcevable », sa tante, son ancien petit ami (Selim),  son meilleur ami (Antoine), sans oublier celui qui fut le compagnon furtif d’Antoine et l’ami de Pavel Stein, le prénommé Samir. Il ne faudrait pas oublier non plus la Kabbale ainsi que les nombres premiers apparaissant comme autant de symboles et de jalons dans ce roman, qu’ils soient cités nommément (73, 97, 323, 19, 97, 1999, 37, 711, 443, 19) ou qu’ils apparaissent par déduction (Les Cent Vingt Jours de Sodome est le 20ème film de Stein ; 120 – 19 (films) = 101 - MMMAM : l’addition des chiffres correspondant dans l’alphabet aboutit à la somme de 53 - Selim à l’envers donne Miles, un miles équivaut à environ 1'609 mètres). Ce livre est une très belle invitation au changement, à la nécessité de laisser le passé pour vivre le présent.

 

Valérie DEBIEUX  (2024)


 (Cohen&Cohen Éditeurs, mai 2021, 144 pages)

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