Albert Camus, naissance en Algérie en novembre 1913, mort en France en janvier 1960. Quarante-sept années séparent ces deux dates avec, pour héritage, une exemplarité comportementale, accompagnée d’une œuvre d’une grande richesse, ponctuée, en cours de route, par la remise du Prix Nobel de littérature en décembre 1957. L’homme qu’il est devenu est resté celui qu’il était. Ainsi, il n’oublie pas et, quelques jours après avoir appris sa désignation comme lauréat du Prix Nobel, il écrit à son instituteur, Louis Germain, qui l’a aidé, enfant, à décrocher une bourse au lycée Bugeaud d’Alger : « […] On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces ».
Paris 2013, Francis Huster se souvient, lui aussi. Camus, il connaît bien ; c’est, pour ainsi dire, un proche, un parent. La Peste, l’une des pièces phare de l’auteur, il l’a jouée à neuf cent soixante-trois reprises. Les personnes ayant connu Camus, il les a rencontrées, et sa fille, Catherine, lui a offert le stylo plume Parker ayant appartenu à son père. Aucun élément de l’œuvre et de la vie de Camus n’est étranger à Huster. Il fait partie de la famille, les codes génétiques du cœur et de l’esprit portent la marque de l’apparentement. À l’aube du centième anniversaire de Camus, Huster honore sa mémoire, en lui donnant sous sa plume : « Albert Camus, le héros de ce Combat pour la gloire, n’a jamais écrit une ligne de ce récit. J’ai pris sa peau et sa voix pour lui rendre hommage, […] Vous allez donc lire, ou plutôt entendre, ce que j’ai noté non pas à sa place, mais en place de lui. Ici. Sur les planches du théâtre. Le lieu du monde où il a été le plus heureux. Là où il sera, à jamais, vivant. Pour que vous puissiez partager avec lui, par l’au-delà, son combat pour la gloire ».
Les thèmes propres à l’œuvre et au vécu de Camus glissent sur les pages, imperturbablement, portés par un long monologue, mélange contrasté de souvenirs, de positionnements, de préoccupations, de doutes, d’indignations et de questionnements.
En préambule, quelques pages, pudiques, sur son parcours de vie : « Une part de moi, close par la maladie, qui en a fait pour toujours sa conquête, ne m’appartiendrait jamais : l’insouciance. Mon père, Belcourt, Germain, tout m’apparaissait si grave… Un orphelin se sent tout de suite responsable. De lui-même comme des autres. Pour leur éviter de souffrir comme lui. […] J’ai toujours brûlé de me mêler de ce qui ne me regardait pas. Et de dénoncer ce qui me regardait trop. Dans le siècle du mensonge, la vérité s’exerce toujours à contre-courant. Je porte la responsabilité entière des peines que j’ai pu infliger aux êtres proches. Et je ne désire pas leur pardon pour mes fautes, puisque je ne me les pardonne pas à moi-même. […] Je n’ai jamais choisi mes souvenirs, ce sont eux qui m’ont choisi, à jamais imprégnés si fort en moi ».
Puis, à la sobriété de ces premiers mots intra muros, succède une suite de tableaux, préoccupations toujours bien vivantes, sur lesquelles se pose un éclairage cru, sans concession.
Là, le rôle de l’Eglise face aux persécutions nazies ou vichystes durant l’Occupation allemande et, dans une perspective plus large, celui de l’Eglise et de son représentant à Rome : « Voilà où aurait dû commencer le vrai devoir du pape Pie XII. S’opposer à l’horreur sans crainte. […] Force est de reconnaître que, dépositaire du message de bonté le plus pur que l’humanité ait connu, la plus haute autorité spirituelle sur terre s’est tue. […] Avoir peur, pour un chrétien, c’est trahir sa vocation d’élever le cœur de l’homme, de purifier son esprit, de dénoncer le mal où qu’il se loge, et à quelque hauteur que ce fût ».
Ici, la France, celle de Vichy, décrite avec la vérité que lui dicte sa révolte. « Il est certaines faiblesses qui nous sont interdites : la première était d’accepter la défaite, la seconde de l’avoir provoquée. […] Si Vichy nous laisse tant d’amertume, si Pétain et ses complices déchirent encore tant de Français, c’est que leur plus grand crime fut de rejeter l’espoir. Tout espoir. Valet de l’ennemi œuvrant sans faillir à ses infamies, y ajoutant les siennes, Vichy renforça les chances annoncées de la victoire hitlérienne ». Là encore, Dieu, la politique, le pouvoir, la justice, le terrorisme, la mort, l’artiste, la liberté, la révolte et le nihilisme.
Donner audience aux souvenirs, à ceux décrits « en place de » Camus, c’est aussi, et surtout, faire halte sur une page capitale de son existence, une douleur profonde, une plaie à jamais cicatrisée, celle de l’Algérie, sa terre natale. « Lorsqu’un million de Français, un million et demi pour être exact, se considérant depuis plusieurs générations Algériens français, attachés à leurs racines, nourris de leur terre, vont être déracinés et jetés à la mer, c’est là l’affaire de tous les Français, d’ici ou d’ailleurs. […]
Hommes de la IVe République française, à force d’entêtement et de surenchère dans l’obstination, vous n’êtes parvenus qu’à contraindre les millions d’Algériens, acculés, à choisir pour leur salut des solutions extrêmes. Qui n’iront qu’à l’encontre des intérêts de leur propre nation et n’aboutiront, si vous ne réagissez pas, que contre vous-mêmes. Et contre eux, qu’à la guerre. Vous avez couvert l’Algérie d’une nuit de désespoir qui n’engendrera que la violence de combattants éperdus, sourds à la raison. […] Et l’escalade se poursuivra sans fin, engrenage fatal de haine, sans retour possible. […]
Je ne sais si le viticulteur bordelais de Pontet-Canet réalise, au moment de nouer sa serviette, confortablement installé après une journée de dur labeur, que de l’autre côté de la Méditerranée, et pourtant toujours en France – non celle d’Aliénor d’Aquitaine mais celle d’Abd-el-Kader –, la ration attribuée à l’indigène n’est que de deux cent-cinquante grammes par jour pour deux repas, au mieux cent cinquante. L’homme de souche européenne, lui, jouit du double ou du triple. Ce peuple algérien ne marchandait pourtant pas son sang à Verdun et la plupart de nos frères algériens y sont tombés en première ligne. Comme mon père ».
Albert Camus, un combat pour la gloire, un ouvrage remarquable s’il en est : honneur d’abord, au courage de l’auteur, Francis Huster. Il lui en fallait pour écrire « en place de » Camus et il a osé le faire. Le stylo plume Parker du nobélisé lui sied à merveille. Félicitations ensuite, à l’art et à la manière avec lesquels l’auteur a projeté le regard de Camus sur l’écran de nos consciences. Un livre à remettre entre toutes les mains. Adæquatio intellectus et rei.
Valérie DEBIEUX (2013)
(J'ai lu, avril 2015, 128 pages)
Comments