« L’âge venant pour moi, toutes ces années, je vois que je me suis simplifié pour plonger au plus complexe. […] J’aime le simple aéré et qui aère, le simple puits des profondeurs, le simple sous lequel bougent toutes les complexités, le secret le plus opaque, tous les possibles, la fureur, le vertigineux scandale, de l’existence et du rien. J’aime cette phrase de Heidegger : le simple préserve l’énigme ».
Selon un proverbe, « le temps est une lime qui travaille sans bruit ». Sans bruit certes, sans trace non. Ainsi, l’écoulement du temps travaille l’extérieur et l’intérieur de l’être, et, vieillissement aidant, le temps de prendre du recul, de la hauteur, par rapport à soi et aux autres, par rapport aux événements, se fait jour peu à peu. La déchéance de son corps rappelle à l’homme qu’il est mortel. Omnes vulnerant, ultima necat. La fonte des glaciers fait parfois ressortir un événement oublié, la fonte du temps dévoile la réelle dimension de l’existence humaine, avec pour corrélat, l’ajustement du regard. Ainsi, le verbe puissant et magnifique, Jacques Chessex parle, avec, dans ses yeux bleus, de cette distance que permet le glissement du temps.
L’écrivain suisse nous livre ici un ouvrage d’une beauté profonde. Quand l’âge vient, plus aucun artifice ne devient possible et il nous parle avec authenticité de sa vie, de ses livres, de son œuvre, de sa très belle amitié avec François Nourissier, et de ses amis auteurs, en déroulant le fil de ses pensées, miroir de ses mots, qui sonnent justes. Jacques Chessex va à l’essentiel et son analyse tranche et résonne de façon incisive et pertinente. L’heure avance, l’âge avance, et les goûts changent : « Ce qui m’ennuie en littérature : les annonciateurs, les dévots, les positivistes, et les écrivains pédagogues. Faux Socrates, ils sont tellement plus vieux que leur âge ! Parce que les singeries vieillissent tôt. Prenez Char : pas de rides. Prenez Leiris : pas de rides. Alors que les donneurs de leçons ont la mine usée à trente ans dans la paroisse des bien-pensants. Laissons ces éclats de verre. J’aime les romanciers qui m’attirent dans leur songe, dans leur blessure, et qui me tiennent plusieurs heures de lecture-envoûtement. J’aime beaucoup les petits livres apparemment sans trop d’ordre, parcellaires, mais un seul fil les parcourt, faisant la couture plus cachée, - unie dans la profondeur ».
Jacques Chessex, souvent apparenté à Flaubert ou Maupassant, nous transporte dans son lyrisme, sa poésie, et sait tracer le dénuement de l’existence, non sans une pointe d’humour ou d’ironie, et ce, même dans la noirceur la plus absolue. Il nous parle de la folie suisse avec excellence et nous dresse le portrait des helvètes, écrivains ou figures historiques, avec sagacité, en un tracé de plume, dans un style dense, précis, parfois cursif, tout en sachant éblouir le lecteur ou le gifler. Son talent lui a permis d’écrire sous la houlette d’une lucidité féroce, doté d’une plume plus que réaliste. « Allez jusqu’à l’os » était son expression, et il savait gratter les plaies. Jacques Chessex était un écrivain de l’essentiel. Cet opus reflète, une fois de plus, l’expression de son immense talent.
Valérie DEBIEUX (2018)
(Gallimard, avril 2008, 88 pages)
Tout n'est pas de cette eau chez Chessex, mais vous venez d'attirer l'attention - et de belle manière - sur ce qui est peut-être l'un de ses plus beaux textes !