Paris, Institut Curie. Une chambre d’hôpital, deux femmes, Elsa et Kahina, l’une kabyle et musulmane, l’autre française et juive ; la première, mère d’une « grappe » de douze enfants ; la seconde, tante d’une nièce âgée de bientôt quatre ans. L’une et l’autre sont dans l’attente du lendemain.
Attente de l’opération qui les délivrera, pour la première, d’un kyste au sein gauche, pour la seconde, d’un cancer au sein droit. « Kahina a toujours cru que le sein, c’est la vie, qu’un enfant n’est pas vraiment né tant qu’on ne l’a pas nourri. […] Elle ne pourrait pas dire combien d’enfants elle a adoptés en plus de ses douze à elle, en les nourrissant au moins une fois… […] Par elle, ils étaient devenus frères et sœurs de lait, ce sein partagé tissait entre eux des liens invisibles qui leur interdisaient de se haïr, de s’entretuer. Elle connaissait la vieille coutume berbère du pacte de lactation où, pour sceller une alliance, les femmes échangent leurs nourrissons le temps d’une tétée. Quand régnait la paisible loi des mères, le sang ne coulait pas. »
Alors, histoire de faire connaissance, de s’éloigner des préjugés. Histoire de se rassurer l’une l’autre et, pour quelques instants, de fausser compagnie au cancer et à l’omniprésence symbiotique de sa compagne, la peur. Toujours fidèle, toujours là quand il ne faut pas. Les deux femmes vont, la nuit précédant leur opération, emprunter le langage du cœur, celui qui n’a cure de l’image et des apparences, celui qui permet d’être avant d’avoir, celui qui donne sa grandeur à l’homme et qui va les aider à cheminer ensemble, sous les étoiles, comme de vieilles amies retrouvées. « Elles s’assoient contre un muret et lèvent les yeux. Il leur faut un moment avant de distinguer les étoiles, estompées par la clarté diffuse de la ville. Elsa regrette de ne pas mieux connaître les constellations, à part la Grande Ourse, la Petite, Cassiopée, Orion peut-être, le ciel est pour elle un territoire indéchiffrable. Si au moins elle savait repérer le Cancer, elle aurait deux mots à lui dire. Enfant, elle s’était laissé dire que chacun avait son étoile quelque part, comme un double céleste, et elle sondait les nuits d’été, espérant un signe. Plus tard, elle avait lu que dans les sous-sols de Paris vivaient autant de rats que d’humains à la surface. Chacun possédait donc aussi un autre double, invisible sous ses pieds, une petite bête furtive au poil humide, longeant les parois suintantes des égouts. Elle se sentait suspendue entre ces deux visages d’elle-même, son rat et son étoile, également mystérieux. Il y a longtemps qu’elle a cessé de croire à ces correspondances magiques, mais cette nuit, en scrutant les autres, quelque chose de ses convictions enfantines lui revient. […] Sérieuses comme des enfants qui jouent, Kahina et Elsa commencent leur cérémonie. Elles se penchent toutes deux au-dessus du bol posé entre elles, les cheveux de l’une touchant le bonnet de l’autre, leurs yeux sondant ensemble la surface blanchâtre où la lumière des étoiles doit venir se refléter. Je dois rêver, pense Kahina, qu’est-ce que je fais sur ce toit avec ce bol et cette femme que je connais à peine, à singer les coutumes de mes ancêtres ? […] Quand elle est certaine de voir la Voie lactée se refléter dans le liquide, Kahina restitue de son mieux la formule entendue de sa grand-mère, qui disait la tenir elle-même d’une aïeule. […] Inch’Allah, murmure-t-elle, Amen, mêlant les croyances, au cas où l’une d’entre elles pourrait lui être utile, on ne sait jamais. »
« Le châle de Marie Curie » est un magnifique récit, écrit avec justesse et intelligence. Par la singularité de la situation et des personnages mis en exergue et par les propos prêtés à Elsa et à Kahina, ce roman incite le lecteur à se repositionner par rapport à sa propre existence et à sa finalité, tout en s’interrogeant sur son rapport à la maladie et à la mort. En son ouvrage, Déborah Lévy-Bertherat donne un élément de réponse, via le clin d’œil fait à celle qui fut la première femme à recevoir un Prix Nobel : « C’est beau de mourir pour la science, à moins que ce ne soit de vivre pour la science… » À lire.
Valérie DEBIEUX (2017)
(Éditions Rivages, avril 2017, 134 pages)
コメント