« De la liaison de Louise avec Franz jusqu’au terrible secret des enfants cachés, James plonge dans un passé familial où la barbarie bouscule l’innocence et l’amour. Nul ne peut tout à fait se soustraire à son destin, mais il appartiendra à Nina, la lectrice, de décider si toute vérité est, ou non, bonne à dire » ! Corinne Royer signe en La Vie contrariée de Louise un ouvrage d’une plume exceptionnelle et une histoire bouleversante.
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Valérie Debieux : Quel a été le déclic qui vous a incitée à rédiger cet ouvrage ?
Corinne Royer : Ce n’est pas un sujet que j’ai choisi de façon réfléchie. C’est un sujet qui s’est imposé, qui a fait sa place… Je connaissais l’engagement particulier du village du Chambon-sur-Lignon sous l’Occupation, il y avait effectivement un formidable matériau romanesque, l’espionne américaine Virginia Hall était passée par là, mais également Albert Camus, le Pasteur Trocmé… La dimension purement historique, au sens de la grande Histoire, n’était pas pour moi un levier essentiel, c’est à la suite d’une rencontre, à une immersion dans la part intime de cette période-là, à cet endroit-là, que l’envie d’être passeuse de mémoire s’est imposée. Il ne s’agit pas pour autant d’un texte historique et bien qu’il restitue ce que fut la résistance civile sous l’Occupation, il s’attache davantage aux destinées individuelles et aux traces qui perdurent pour les nouvelles générations. Les questions de l’identité et de la transmission sont omniprésentes dans le roman.
Valérie Debieux : Ce livre a-t-il suscité une réaction au sein de la population du Chambon ?
Corinne Royer : On peut se demander pourquoi la résistance civile d’une population qui a sauvé des milliers d’enfants n’a pas été reproduite dans de nombreux autres villages (Le Chambon-sur-Lignon est le seul village français à avoir reçu à titre collectif la distinction de « Justes parmi les Nations »). Cela tient sans doute, pour une part, à ce que l’on nomme « la conspiration du silence », ce n’est pas par hasard si les habitants des Plateaux étaient surnommés « les Taiseux ». Aujourd’hui encore, il est difficile de faire s’exprimer les derniers témoins de cette période. Ce sont plutôt les nouvelles générations qui ont été touchées par le texte, des lecteurs qui n’auraient pas forcément ouvert un livre d’histoire mais qui, par le biais du roman, ont approché la destinée si particulière de ces femmes et ces hommes à l’engagement peu commun.
Lors d’un sujet télévisé autour du roman, l’historien Gérard Bollon, résidant au Chambon, qui a beaucoup travaillé et écrit sur cette période, a déclaré que ce texte permettait d’entrer dans l’histoire du village de façon plus forte et plus vraie qu’un livre d’histoire… C’est pour moi un très beau témoignage.
Valérie Debieux : « Au temple, parfois je demande à Dieu pourquoi il n’intervient pas davantage, pourquoi Il ne fait pas un peu de ménage. Il ne me répond pas, Il n’apporte pas un dé à coudre de réponse à ce grand tricotage qui plante ses aiguilles dans les mailles distendues de mon cerveau. Alors je reste nouée comme une vieille pelote effilochée. Mais je ne peux pas Lui en vouloir. Peut-être que là-haut aussi, là où Il se tient, dans le royaume des Cieux, c’est la guerre ». Cette question n’a pas perdu de son actualité. Pensez-vous que Dieu soit absent des affaires humaines ?
Corinne Royer : Il faut resituer cet extrait dans le contexte du roman, c’est-à-dire parmi les interrogations d’une jeune fille de 17 ans vivant en 1944 dans un petit village protestant et qui cache au sein de sa propre famille un petit garçon juif d’origine hollandaise.
La question de la religion était très présente dans cette communauté rassemblée autour du Pasteur Trocmé. Les prêches étaient virulents à l’encontre des forces d’occupation et du gouvernement de Vichy. L’Église Réformée s’est très tôt positionnée en soutien des réfugiés et a appelé à une résistance civile, non armée, utilisant ce que Pierre Sauvage appelle dans son remarquable documentaire Les armes de l’Esprit. Le terme de Désert était commun à la fois aux protestants qui avaient pratiqué leur culte clandestinement après la révocation de l’Édit de Nantes et aux communautés d’obédience juive en référence à l’errance du peuple d’Israël dans le Sinaï. Peut-être que ce partage de l’errance tissait des liens entre les deux communautés. Dans tous les cas, la présence de Dieu, peu importe la façon dont chacun se le figurait, était un questionnement quotidien. Parfois porteur d’une espérance spirituelle sans faille, parfois porteur de doutes et de désespérance…
Valérie Debieux : Vous écrivez : « La pire monstruosité peut receler un soupçon de tendresse ». Cette phrase ne manque pas d’interpeller. Est-ce à dire que la monstruosité ne saurait totalement occulter la part d’humanité résidant en chaque individu ?
Corine Royer : La question du positionnement individuel est inéluctable dès que l’on aborde cette période. Qu’aurions-nous fait ? Aurions-nous accepté de mettre en danger nos propres enfants pour en protéger d’autres ? Par là-même, et par défaut de positionnement, aurions-nous été complices de la barbarie ? Si l’on rajoute à cela que la monstruosité est une part intégrante de l’humain, alors oui, beaucoup de personnages du roman oscillent entre ce que l’on nomme dans nos bons vieux westerns « le bon » et « le méchant ».
Valérie Debieux : La vie décrite de Louise Sorlin m’a profondément émue ainsi que celle de Pierre. Les tragédies s’écrivent de façon différente et peuvent prendre des contours autres selon la destinée. Pour ma part, en parcourant les lignes de votre roman, j’ai établi un parallèle entre la vie de Pierre et de tous ces enfants qui ont été « cachés ». Je ne tiens pas à déflorer l’ouvrage mais j’ai trouvé très beau ce lien que vous décrivez entre Virginia Hall et Pierre. Selon vous, pensez-vous qu’il puisse exister des liens invisibles entre les êtres ?
Corinne Royer : Pierre est un personnage de la partie contemporaine du roman mais il est, lui aussi, à sa façon, entré en résistance. Contre la désaffection de sa mère, contre les préjugés et la discrimination, contre une société dite moderne qui laisse peu de place à la différence et rejette tous ceux qui ne peuvent être englobés dans le grand fourre-tout de la normalité. Le monde dans lequel Pierre évolue lui est insuffisant, étouffant, il retrouve dans l’histoire qu’il s’invente avec Virginia Hall une forme d’humanité accessible, vaste, ouverte, une complicité de résistants.
Valérie Debieux : La lecture du « Cahier Rouge », fil conducteur du roman, est poignante. Vous l’avez amené d’une façon subtile et elle va réunir deux êtres, Nina et James. Jean Cocteau écrivait : « Le hasard c’est la forme que prend Dieu pour voyager incognito ». Et vous, qu’en pensez-vous ?
Corinne Royer : Rien ne prédestinait Nina à devenir la voix de Louise et la passeuse de mémoire d’une période dont elle se préoccupe peu. James l’a en effet choisie par hasard et il m’importait que ce choix ne soit pas conduit par des critères raisonnables. Nina, c’est vous, c’est moi, quelqu’un qui va pénétrer une histoire intime et détenir les clés d’une quête identitaire. Il lui faudra, alors qu’elle n’y était pas préparée, se positionner entre devoir de vérité et tentation de l’évitement.
Valérie Debieux : Louise Sorlin jouait au tennis, son petit-fils James en est un champion. Êtes-vous personnellement passionnée par ce sport ?
Corinne Royer : Passionnée, non. Mais touchée par, oui ! Lorsque l’on a dans sa famille une Médaille d’or aux Jeux Olympiques de Stockholm de 1912, c’est un peu normal !
Valérie Debieux : Votre ouvrage évoque également la Suisse. Existait-il des connections et des liens étroits entre les habitants de Chambon-sur-Lignon et ce pays ?
Corinne Royer : Le Secours suisse a permis d’ouvrir de nombreuses pensions pour accueillir les enfants réfugiés pendant la Seconde Guerre Mondiale. Beaucoup d’enfants cachés dans le village du Chambon rejoignaient ensuite la Suisse, la plupart du temps à pied, guidés par les équipiers de la Cimade.
Valérie Debieux : Lorsque vous avez rencontré les habitants de Chambon-sur-Lignon, avez-vous évoqué Virginia Hall avec l’un d’entre eux ? Et que retiendrez-vous de cette héroïne de la guerre ?
Corinne Royer : Virginia Hall est assez peu connue du grand public. Pour l’écriture du roman, j’ai rencontré Vincent Nouzille, auteur d’une magistrale biographie L’espionne Virginia Hall, Une Américaine dans la guerre. Véritable héros de la résistance armée, elle a travaillé successivement pour les services secrets britannique et américain. Considérée comme l’un des plus grands agents secrets féminins de la guerre, elle arriva au Chambon en 1944 pour organiser la résistance des maquisards en tant qu’opérateur radio et chef de commando. Elle est un merveilleux personnage de roman…
Valérie Debieux : « La région du Chambon occupe une place unique dans l’Histoire de France, nulle part ailleurs les Juifs ne furent accueillis et sauvés en si grand nombre et avec pareille générosité ! ». Votre roman, je le recommande à quiconque et surtout qu’il parvienne en les mains des écoliers ! C’est important ! Pour mémoire. Merci à vous, chère Corinne, de l’avoir écrit. Je vous souhaite plein succès et je vous laisse le mot de la fin…
Corinne Royer : Je voudrais remercier tous ceux, historiens, biographes, journalistes et témoins anonymes, qui m’ont permis d’écrire ce texte en respectant, et ce n’était pas toujours gagné, ma liberté de romancière. Remercier également les nombreux lecteurs qui, dans leurs messages, me laissent à penser que La Vie contrariée de louise est un tremplin vers notre histoire collective avec tout ce qu’elle comporte d’espérances, de tourments et de questionnements. Et remercier bien sûr mes éditeurs, Héloïse d’Ormesson et Gilles Cohen-Solal qui ont cru en ce texte et lui ont permis d’exister.
Entretien mené par Valérie DEBIEUX (2012)
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