Année 1975. Un livre de poèmes caché dans une bibliothèque. Une lettre, une réponse. La rencontre de deux âmes. En jaillit l’étincelle d’une amitié qui jamais ne s’éteindra. Commence une amitié vraie, sincère, authentique, pérenne. Les Parques n’ont pu en couper le fil.
« J’aime à écouter les voix poétiques, à m’y reposer et ne les quitter qu’à l’aube froide – quand la musique des mots a fait place au silence de la mémoire. (Privilège peut-être de mes dix-huit ans). […] Sans doute cette lettre vous paraîtra-t-elle vaine sinon futile. Qu’importe ! C’est celle d’une conscience réceptive à vos dits et attentive – silencieusement – à votre voix ». [J. Garcin, 30 avril 1975].
« Votre lettre m’a donné de la joie. Écrire, et recevoir de tels témoignages. Merci. Je vous envoie deux livres anciens que j’aime. L’un, réédité en poche. Qu’en pensez-vous ? » [J. Chessex, 12 mai 1975].
Incroyable confluence que celle de ces deux hommes. Jérôme Garcin a dix-huit ans, Jacques Chessex en a vingt de plus. Le premier est étudiant, le second un écrivain couronné par le Goncourt. Au fil du temps. Des confidences couchées sur le papier se dessinent le portrait de deux hommes. Profondément amoureux de la poésie, de la beauté du mot, de sa justesse. Et se construit entre eux une relation exceptionnelle, basée sur la confiance, le respect. Le passage du vouvoiement au tutoiement s’en fait l’écho. Échange de confidences, d’idées, de réflexions sur la vie et le travail d’écrivain. Échange de conseils également.
« Tu dois, Jérôme, préserver sauvagement quelques heures par jour pour ton écriture – ton poème, ton récit – et pour ne rien faire d’autre que d’être : de t’éprouver toi, et toi encore, dans tes abîmes et dans tes vigueurs. Sois Chinois = Vaudois. Prends distance tout en faisant ton travail au journal. Mon Jérôme » [J. Chessex, 7 octobre 1978].
« Quant à ton conseil de garder un pied dans la presse écrite, il est excellent. Et sois bien sûr que je ne me disperse pas » [J. Chessex, jeudi à Ropraz (octobre 1978)].
Merveilleux moments de concertation entre ces deux hommes, se narrant avec franchise et spontanéité l’état de leurs travaux, le traitement réservé à leurs manuscrits.
« L’ensemble de poèmes qui naît (déjà une quinzaine) autour de “Bray” me paraît chaque jour un peu plus fort : lieu d’enfance, mon père, mon frère, les accidents (surtout celui d’Olivier, si présent) et l’apprentissage de la mémoire, cette gravité précoce, sans omettre l’intensité de rencontres récentes, visages de femmes et de corps, tout cela, oui, constitue les parois d’un écrit qu’il me fallait donner un jour » [J. Garcin, 9 juillet 1978].
La vie d’écrivain, une vie de travail, de dur labeur pas toujours récompensé. L’insulte, qui ne le distrait nullement de son amour physique pour sa région, prend d’ailleurs souvent rendez-vous avec les publications de Jacques Chessex.
« Chaque jour aussi des téléphones et des messages injurieux ! Une femme-médecin entre autres qui m’insulte comme une poissarde dans des lettres (deux déjà et un tél.) qui passent aussitôt à la corbeille. Je crois que jamais aucun livre n’a soulevé une telle tempête en Suisse romande. […] Et ton papier des Nouvelles sur le scandale des Yeux jaunes remue encore le bâton dans la fourmilière ! » [J. Chessex, 11 mars 1979].
À l’arrière-plan sont évoqués les noms de personnages ayant marqué de leur empreinte le milieu de la littérature et de citer, notamment, Bernard Privat et Bertil Galland, François Nourissier et Gustave Roud.
Bonheur réciproque d’avoir trouvé un frère avec qui partager. Non seulement les difficultés du travail de l’écriture, les angoisses mais également celui des joies simples.
« Quel beau soleil traverse les vitres de cette rédaction un peu sombre ! J’aimerais (et le disais à Anne-Marie au déjeuner) me trouver à Ropraz avec toi et Françoise, marcher dans les bois, sentir la campagne, dormir dans le silence de ta maison » [J. Garcin, 7 mars 1978].
« On a cueilli des champignons très jolis et bons, des bolets (vos cèpes !), des chanterelles (vos girolles), des barbes de chèvre, des clytocibes, des trompettes des monts, tout un petit panier couleur d’or et de manteau d’évêque, c’était gai et délicieux en fricassée avec du riz et… la dernière bouteille de vin de Ramatuelle » [J. Chessex, septembre 1978].
Les années s’égrainent, Jérôme Garcin prend de l’espace, du volume dans le milieu littéraire. À l’attachement du cadet pour son aîné qu’il soutient et qu’il vénère vient s’y ajouter le soutien indéfectible du frère devenu l’agent de Jacques Chessex.
« J’ai déjeuné récemment avec Jean-Marc Roberts et nous nous sommes battus à ton propos, lui n’aimant pas tes livres, et moi prenant ta défense comme je l’aurais fait pour moi. Drôle de combat ! Je crois que j’en suis sorti vainqueur… » [J. Garcin, 1er octobre 1977].
Deux hommes séparés géographiquement. En devenir. S’aidant à grandir l’un l’autre. Différemment. Chacun selon son rythme, chacun selon son être. Trente années de correspondances. Au sortir, un ouvrage magnifique. Remarquable. D’une grande richesse. Le dernier mot, à Jacques Chessex, celui d’un frère pour son cadet…
« À la fin du printemps 1975, je reçois la lettre d’un jeune homme qui vient de lire un recueil de mes poèmes, livre trouvé dans la bibliothèque de son père décédé deux ans auparavant d’une chute de cheval. Ce jeune homme s’appelle Jérôme Garcin. […] notre rencontre est placée sous le signe de deux pères morts. Le mien, suicidé à quarante-huit ans. Le sien, mort à quarante-cinq ans, dans la forêt de Rambouillet. Et un autre mort veille : Olivier, le frère jumeau de Jérôme, fauché par une voiture, à six ans, et s’éteignant après un long coma le 7 juillet 1962. Il y a l’écriture. Jérôme est prodigieusement attentif quoique rapide, décidé, décisif. L’ambition brûle dans ses yeux. Il lit avec sagacité. Il peut être silencieux en société, laisser la place ou la vedette à l’autre […] Il n’en est pas moins présent […] Tête volontaire, au regard captant. À l’œil de chasseur d’intelligences dans les têtes. Jérôme a baigné dans l’univers du papier, il en reconnaît ataviquement l’odeur, les ruses, les voies secrètes et ouvertes. […] »
[Portrait de Jérôme Garcin par J. Chessex, extrait de Les Têtes, Grasset 2003].
Valérie DEBIEUX (janvier 2012)
(Grasset, janvier 2012, 672 pages)
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