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Photo du rédacteurValérie DEBIEUX

88 touches pour l'infini: l'univers de Novecento, entre musique et imagination (Théâtre Nuithonie)

Dans Novecento, Alessandro Baricco déploie un paradoxe fascinant : sur les 88 touches d’un clavier, enfermées dans les limites d’un piano à bord d’un navire, se trouve l’infini. Danny Boodman T.D. Lemon Novecento, ce pianiste légendaire né sur l’Atlantique, n’a jamais posé le pied sur la terre ferme, mais il semble avoir exploré le monde entier, recréant des villes, des paysages et des émotions avec une justesse troublante, uniquement à travers sa musique et son imagination.


La beauté du personnage de Novecento réside dans sa manière de transcender ses limites. Avec seulement 88 touches sous ses doigts, il compose des airs qui capturent l’essence du monde. Chaque touche devient une porte ouverte sur un univers : le bruissement d’une rue animée à New York, le souffle d’un vent mélancolique à Paris, les éclats de rires dans un café viennois. Ce qui pourrait paraître réduit — un clavier, un bateau — devient, dans ses mains, une infinité de possibilités. À travers ses compositions, il donne vie à des lieux qu’il n’a jamais vus, comme s’il les avait parcourus avec son âme.


Novecento semble comprendre que le monde ne se limite pas aux kilomètres parcourus ou aux paysages observés. Son univers est fait de récits, de regards, de bribes d’émotions qu’il capte des passagers du Virginian. Ces fragments deviennent la matière première de son art, et ses doigts sur les touches du piano tissent ces impressions en des symphonies qui racontent des histoires. Il ne joue pas seulement pour divertir, mais pour exprimer l’invisible, pour traduire en notes ce qui se cache dans les cœurs et les esprits de ceux qui voyagent avec lui.


Novecento possède une capacité unique à voir sans voir. Il regarde à travers les récits et les expériences des autres, recréant le monde non pas tel qu’il est, mais tel qu’il est ressenti. Cette faculté lui donne une compréhension profonde des villes et des paysages, bien qu’il n’y ait jamais mis les pieds. Il ne connaît pas les détails factuels de New York ou de Paris, mais il en saisit l’âme, l’atmosphère. Et c’est cela qu’il joue : la vérité émotionnelle des lieux, plus vraie encore que leur réalité.


Le paradoxe de Novecento réside dans son choix de rester sur le Virginian, cet espace confiné qui est pourtant sa fenêtre sur l’univers. Pour lui, le monde terrestre, avec ses innombrables possibilités, est effrayant dans sa vastitude. « Trop de notes, trop de touches », pourrait-il dire. Alors que sur son piano, 88 touches suffisent. Là, il est libre, là, il peut tout recréer.


La mer, immense, est un miroir parfait pour cet infini intérieur qu’il explore. Chaque traversée est une partition, chaque vague un nouveau souffle d’inspiration. Il ne s’enracine pas dans un lieu précis, mais dans le flux constant des départs et des arrivées, des adieux et des retrouvailles. C’est dans ce mouvement perpétuel qu’il trouve la stabilité de son art.


Dans la pièce, à Nuithonie, cet aspect de Novecento est magnifiquement rendu. Dès les premières minutes, Michel Lavoie capte son auditoire avec une intensité rare. Son jeu est un subtil mélange de vitalité, de profondeur et d’une justesse émotionnelle qui étreint le cœur. En Tim Tooney, il n’est pas simplement le témoin d’une histoire extraordinaire : il en est l’architecte, le passeur, celui qui nous guide sur le Virginian à travers une narration captivante et profondément humaine. Les mots de Baricco trouvent en lui une résonance parfaite, et chaque geste, chaque intonation, éclaire la vie de Novecento avec une lumière intime, presque palpable. À plusieurs reprises, le spectateur ressent la mer, entend les rires et les murmures des passagers, perçoit les échos des notes dans les salons du paquebot.



Et quelle rencontre que celle de la parole et de la musique ! Max Jendly, jazzman d’exception, devient le partenaire invisible mais omniprésent de cette traversée. Son piano est une voix à part entière : tantôt légère, tantôt profonde, il fait vibrer les âmes avec des improvisations qui capturent l’essence même de Novecento, cet homme qui a transformé chaque toucher de clavier en un monde. Le dialogue entre l’artiste et le musicien est une véritable symphonie à deux, où chaque note amplifie les mots et chaque silence invite à la rêverie.


© Photos D.R.


Julien Schmutz signe ici une mise en scène élégante, sobre mais évocatrice. Pas de fioritures inutiles : le décor se fait le prolongement des mots et des mélodies, laissant place à l’imaginaire des spectateurs. Une lumière habilement dosée évoque tantôt les reflets mouvants de l’océan, tantôt l’intimité d’un salon feutré, et nous rappelle que l’histoire de Novecento, bien que confinée à un navire, embrasse l’infini.


Le dialogue entre Michel Lavoie et Max Jendly rappelle l’essence même de Novecento : une alchimie parfaite entre le narratif et le musical, entre l’homme et l’infini. Le spectateur, comme les passagers du Virginian, est transporté dans un monde où les frontières physiques disparaissent, laissant place à la puissance de l’imaginaire. La musique devient langage, le piano devient un vaisseau, et 88 touches suffisent pour contenir toute l’immensité du monde.


Novecento, par son refus de descendre sur terre, nous invite à réfléchir à notre propre manière de voir et de ressentir le monde. Peut-être, après tout, que l’infini n’est pas dans les voyages, mais dans la manière dont nous écoutons et traduisons ce qui nous entoure. Un message bouleversant, magnifiquement rendu par cette représentation qui, comme le pianiste du Virginian, continuera de résonner dans les mémoires longtemps après le dernier applaudissement.



Valérie DEBIEUX (3 décembre 2024)



Il reste de la place les 13,19 et 20 décembre pour le dîner-spectacle : inscriptions ici

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